Photo de couverture : couleurs du Maghreb de James Burgevin

Les goûts et les couleurs… ça se discute !

Quand on parle de goût, le sens commun renvoie quasi automatiquement aux aliments, leurs saveurs ou leurs effets désagréables dans la bouche, les réactions de nos papilles gustatives, qui font réagir parfois tout notre corps avec des symptômes physiques de plaisir ou de dégoût.
Bien que notre aire d’intervention et notre champ d’intérêt soit le Maghreb et son prolongement naturel dans le monde à travers ses diasporas, la question des couleurs par rapport aux relations humaines et donc celles ayant trait à l’amour ne peut être dissociée :
– de celle du goût, car cette disposition humaine vitale dépasse largement le cadre alimentaire. En effet, le goût est à la fois une disposition naturelle physique fortement attachée aux fameux cinq sens et concerne donc les odeurs, les sensations physiques tactiles, les sons, la vue.
Mais c’est aussi une disposition psychique ou psychologique, fortement dépendante de la vue qui offre à chaque individu un panorama multidimensionnel ou chaque élément de couleur, même le plus infime, provoque -individuellement et collectivement – des réactions qui diffèrent ensuite selon la culture dominante et l’environnement de l’individu concerné. Qu’il soit femme ou homme.
Les valeurs accordées aux couleurs dans les autres cultures, car il s’agit d’un phénomène humain universel. La présence des couleurs dans l’univers qui nous entoure est à la fois objective (les couleurs correspondent bel et bien à des phénomènes physiques complexes), et subjectives, car dans chaque culture on les voit différemment et on leur donne des sens parfois totalement opposés à l’intérieur d’un même pays d’une région à l’autre.
Avant d’aborder les différents sens et valeurs attribués au Maghreb aux différentes couleurs (au moins les plus visibles et les plus connues ) et leurs rôles dans les relations humaines et même l’organisation de la société, voyant brièvement ce qu’il en est généralement dans les autres cultures, au moins pour ce qui est communément partagé et fait consensus.

Quelques généralités partagées sur les valeurs représentées par les couleurs

Le jaune

Dans le monde des couleurs, généralement, représente l’étranger, l’apatride, celui dont on se méfie et que l’on voue à l’infamie. Jaune comme les photos qui pâlissent, comme les feuilles qui meurent, comme les hommes qui trahissent… Jaune était la robe de Judas. Jaune, la couleur dont on affublait autrefois la maison des faux-monnayeurs. Jaune aussi, l’étoile qui désignait les juifs et les destinait à la déportation…
Sans parler du fameux « péril jaune », vieux concept concernant la Chine, mais qui, curieusement n’est plus tout à fait à la mode. Aucun doute, le jaune n’a pas une très belle histoire ni une bonne réputation.

Le noir

Voici une couleur qui paradoxalement n’a pas toujours eu une mauvaise image.

Noir, c’est… pas noir! et tant pis pour la chanson. Certes, cette couleur-là est à prendre avec des pincettes, comme le charbon, mais elle n’est pas si uniforme ni si désespérée, ni si noire en somme, qu’on veut bien le croire. La preuve : si elle suit encore les corbillards et se niche dernières les sacristies, elle habille aussi les branchés. Désormais, l’élégance est en noir. Mais il y a plus encore : avec le blanc, son compère, le noir nous a construit un imaginaire à part, une représentation du monde véhiculée par la photo et le cinéma, parfois plus véridique que celle décrite par les couleurs. L’univers du noir et blanc, que l’on croyait relégué dans le passé, est toujours là, profondément ancré dans nos rêves et peut-être dans notre manière de penser.

Mais il reste que dans la plupart des cultures, le noir reste une couleur à « forte coloration » péjorative pour ne pas dire négative.
Il est lié à des problèmes raciaux (racisme anti-blacks), à la mort, au deuil, à la nuit et ses effets anxiogènes, à la déprime (broyer du noir), à la malfaisance (avoir des desseins noirs)…

Le blanc, par contre est tout à l’opposé : symbole de pureté, de virginité dans tous les sens du terme, d’honnêteté (en arabe : galbou byad = il a le cœur blanc). Les jeunes mariées sont habillées en blanc dans la plupart des cultures ; il figure dans la plupart des drapeaux nationaux et le langage courant est truffé de mots faisant référence au blanc..

Couleurs, goûts et séduction : un marché florissant

L’influence des couleurs sur le jeu de séduction, mais aussi sur la mise en scène « spectaculaire » de soi sur le plan vestimentaire, la décoration intérieure de sa demeure, les lieux de rendez-vous choisis pour les rencontres (restaurants, jardins, salles de spectacles…), n’a pas échappé aux « marchands de rencontres » qui redoublent d’imagination pour nous conseiller, en cherchant leurs « savoirs » parfois – souvent – dans les pires théories et les affirmations les plus fantaisistes.
Ce créneau, apparemment juteux est exploité notamment en astrologie, voyance, sorcellerie et autres charlataneries.
En voici quelques exemples glanés au hasard de nos lectures.

Signification des couleurs : découvrez leurs étonnants pouvoirs

« Les couleurs sont très présentes dans nos vies, elles parsèment notre quotidien dans notre décoration intérieure ou nos choix vestimentaires. Mais, ce qu’on sait moins, c’est que chacune est associée à une symbolique bien précise. En la maîtrisant, on peut bénéficier du pouvoir des couleurs pour attirer l’amour, la chance ou encore l’harmonie… Découvrez vite la signification de chaque couleur. »
« Nous choisissons les couleurs bien souvent par goût mais saviez-vous qu’elles peuvent aussi vous apporter de nombreux bienfaits ? Les couleurs possèdent de grands pouvoirs : harmonie, réconfort, sérénité, chacune a sa signification. Zoom sur la signification des couleurs. »

Chromothérapie : se soigner grâce aux couleurs

« Les couleurs ont de nombreuses vertus. Si certaines nous agressent, d’autres nous apaisent. Chaque couleur émet une vibration qui exerce une influence sur notre corps et notre esprit. Grâce à la chromothérapie, adieu sommeil perturbé, baisse d’énergie ou encore épisode dépressif ! Découvrez vite cette méthode miracle. »
« Médecine non-conventionnelle, la chromo-thérapie possède un bon nombre d’adeptes. Les couleurs obtenues au travers de filtres ou autres moyens sont projetées sur le corps humain via une source lumineuse.
Chaque couleur émet une onde, une vibration qui a un effet sur le corps et l’esprit, chacune offrirait des bienfaits spécifiques. Cette technique permettrait de modifier nos humeurs, de nous calmer, dynamiser ou de corriger certains troubles – notamment hormonaux. »
Etc…

Manipulations des couleurs par les professionnels de l’audio-visuel

Les professionnels de l’audio-visuel, notamment les spécialistes de la pub ont compris depuis longtemps que les consommateurs n’ont besoin que d’un maximum de 90 secondes pour se faire une opinion sur un produit quant à sa valeur, à sa fiabilité, etc., et que la couleur compte pour 62 à 90 % dans ce résultat ! De plus, la couleur est la composante visuelle que l’on assimile et se remémore le plus, avant les formes et les mots.
D’après de nombreuses théories, chaque couleur aurait une signification cachée et exerce ses effets à un niveau inconscient ce qui fait que les couleurs sont partie intégrante de toute stratégie de communication visuelle forte avec pour finalité de nous amener à faire des choix souvent contraires à nos goûts. Bref, à nous manipuler à des fins purement commerciales.
Mais quand les mêmes procédés sont utilisés dans le cinéma et notamment les grandes productions ou les séries télévisées à succès diffusées dans le monde entier et en plusieurs langues, cela devient plus inquiétant. Surtout lorsque cela touche aux relations humaines et à ce qu’elles ont de plus précieux : la séduction, l’attirance avec pour but ultime : gagner l’amour de l’autre souvent malgré ses résistances ou ses appréhensions.
La dessus -et les études sur le sujet sont nombreuses – le constat est indiscutable : l’Occident, avec sa « force de frappe » en matière de production cinématographique, et ses « visuels » en tout genre ( séries télé, magazines papier ou en ligne, vidéos en tous genres…) impose SES canons de beauté, ses valeurs esthétiques et donc ses modes de séduction, de drague et de conquêtes amoureuses, qui passent inévitablement par les « filtres » des couleurs (parfois pour chaque détail, même paraissant insignifiant à première vue), le look des personnages et jusqu’aux types de propos qu’il faut tenir pour épater le ou la personne convoités(e).
Alors… Les autres productions cinématographiques et visuelles réalisées dans d’autres pays aux cultures différentes abdiquent ! Et finissent par suivre vaille que vaille en rajoutant par-ci par-là un zeste de culture locale, afin d’éviter au moins le ridicule. A tel point que les spectateurs ou téléspectateurs, pas dupes, finissent par bouder ces sous-productions, préférant l’original à la photocopie, c’est-à-dire en choisissant prioritairement les films occidentaux.

Mais qu’en est-il des couleurs dans la culture maghrébine ?

La M’laya, voile noire

D’après Noura Chetouani, (1) abordant la couleur noire, notamment choisie comme couleur de voile dans l’est algérien, ne seraient pas seulement des ornements superficiels, bien au contraire elles revêtent dans la nature comme dans la culture différentes fonctions surtout sur le plan imaginaire et symbolique. Notre rapport au monde chromatique est très délicat.Il s’agit d’un système de significations cohérent et structuré.
L’histoire de la M’laya algérienne confirme cette idée. Une histoire belle et tragique, celle d’une révolte, d’un deuil, celui des femmes mais surtout celui de la ville rebelle de Constantine.
Les femmes algériennes avant 1792 portaient toutes le Haïk blanc, un vêtement traditionnel d’un blanc immaculé qu’on trouve dans tous les pays du Maghreb.

L apparitions de la M’laya noire dans l’est algérien, et surtout à Constantine, est liée à la fin tragique de Salah Bey, gouverneur de Constantine au XVIII siècle, par le dey Hussein gouverneur d’Alger. Ce drame marquera pour toujours la mémoire collective de cette ville et surtout le destin de ses femmes qui remplaceront le blanc de leur Haïk par des M’layas noires.
Au fil des temps, plusieurs évènements ont interféré dans l’histoire du port de la M’laya.
Le premier est celui de l’occupation française du Beylik de l’est et la défaite du dernier bey de Constantine entre 1826 et 1837. Le second événement, ce sont les massacres et les tueries perpétrés par l’armée française durant les manifestations du 8 mai 1945 dans l’est algérien. Ces violences contre les populations renforcèrent le recours au port de cet habit.

Couleurs originelles maghrébines et brouillage numérique

Pour Nadia Birouk, (2) la couleur a dominé les populations du Sud et leur culture Depuis des siècles : leurs demeures, leurs habits, leurs meubles et leur gastronomie débordaient de couleurs attractives, diverses et fortes. Ceci n’était point une coïncidence, c’était plutôt une manière de s’exprimer, de réincarner ses origines, ses différences, son identité et ses dieux. Ces couleurs ont par la suite et avec l’arrivée de l’Islam, subit des modifications quant à leur sens et leurs fonctions originelles, tout en gardant en filigrane, leurs significations païennes originelles, reconnaissables uniquement par les initiés.
Ces couleurs sont en plus aujourd’hui brouillées par un nouveau langage numérique mettant en relief de nouvelles formes d’expression et de nouvelles couleurs qui effacent ou écartent les premières. Les générations actuelles sont tellement prises par le bleu du Facebook, par le vert du WhatsApp et non par leur entourage coloré, dans la mesure où elles sont plus attachées à cette technologie universelle, qui facilite leur échange avec d’autres espaces, d’autres personnes, d’autres visions du monde et d’autres cultures.
En effet c’est notre angle de vue d’un objet, d’une couleur ou d’une personne qui modifie son sens. Chacun de nous est susceptible d’analyser une représentation, un constat ou une chose à partir de sa façon de la visionner ou de la concevoir. Avec l’avènement de la technologie notre savoir est numérisé, généralisé, mis en dispositif, orienté, surveillé et politisé.

Couleurs marocaines : sens, références et effets de mode

La mode, dans tous les pays du Maghreb se modernise à son tour. Comme pour le cinéma ainsi qu’ on l’a vu plus haut, ou les séries et plateaux télé, elle est obligée de faire des concessions et donc certaines infidélités aux traditions. Notamment en matière de couleurs.
De ce fait, toute couleur jugée démodée est qualifiée de « lûn m3erbi » (couleur campagnarde) avec une connotation nettement péjorative. En France, on dirait » blédard, synonyme de « plouc ».
« lûn mharten » est une couleur attribuée aux mulâtres, par opposition à « lûn chrîf », couleur « noble » digne d’être portée par un descendant du Prophète ou une noble personne possédant
du goût.
On distingue aussi le « lûn Makhzeni » par référence au Makhzen, administration royale, couleur donc porté par les dignitaires du régime, membres du gouvernement ; en principe discrète et agréable à voir.
Le « lun adami’’ est destiné aux personnes de bonne éducation, ayant les bonnes manières, cultivés et courtois.

« lekhel » (le noir)

Loin d’être la couleur du deuil en occident et même dans certains pays orientaux, couleur qui reflète la tristesse, l’absence de la lumière et la négligence, cette couleur traduit le luxe et
l’élégance. En effet, le noir reflète la puissance, le raffinement, la dignité. Possédant des caractéristiques paradoxales, il procure un sentiment de protection, de réconfort, de même qu’une sensation de mystère. Porter des vêtements noirs à certaines occasions démontre que l’on est en contrôle de soi-même et on communique une image autoritaire qui force le respect et l’admiration.

« Lebyad » (le blanc) :

On ne s’attendait pas à ce qu’on ait des expressions nuancées qui traduisent bien les différents tons de cette couleur. En effet, comment rendre compte de toutes les nuances sinon par le truchement des référents qui assument cette précision :
– « lûn enn3âma » (couleur de l’autruche
– «  byad nâssa3 nhâl etheldj » : blanc pur, éclatant comme la neige.
– « byad França » : blanc de France, considéré comme une couleur de qualité supérieure
– «  byad ettalyân » : blanc d’Italie ; un blanc qui manque d’éclat !
– « byad Libye » : blanc libyen. Un blanc couleur de lait (blanc cassé très clair)

Attribuer une couleur, en l’occurrence le blanc nécessite qu’on fasse souvent appel à la comparaison. Parfois, l’outil de comparaison est absent, n’empêche, la couleur a besoin d’un élément matériel qui lui donne forme et sens. C’est ainsi que le fromage, la résine, la mèche, la neige, les perles traduisent la couleur blanche avec toutes ses nuances.

«Lakhdar » : la couleur verte

Pour référer au vert, on fait appel aux entités naturelles qui nuanceront
les différentes gammes de cette couleur :

– » Khdar bâhet » : vert pâle
-» khdar bâred » : froid)
– «ḥami» : attisé, fort, chaud
– « mejhed » : fort, résistant
– « meġhluq » : fermé, foncé

Il faut dire qu’à travers ces désignations, le sujet parlant se
représentera vite la nuance de couleur, en pensant à l’objet conceptuel
qui la supportera, objet qui sera puisé au cœur de la culture.

On se réfère à la couleur verte, non seulement pour traduire des tons
De vert, mais aussi pour décrire le caractère ou la situation d’une
personne. Ainsi, on retrouve les expressions figées suivantes :

– « εeynu khadra » : il a l’œil vert (il est vicieux)
-« hâd al bant khdra » : cette fille est verte (Cette fille manque de maturité en proférant des propos crus, d’une façon trop spontanée.

Notes :

(1) Enseignante – chercheuse en littérature maghrébine, Département des Lettres et Langue Française à l ‘Université Mohamed Boudiaf, M’sila – ALGÉRIE
(2) Nadia BIROUK, Pr en littérature Française,  poète, auteure et photographe
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines,  Aïn Chock, Université Hassan II, Casablanca- Maroc

Bibliographie indicative :

Bachelard Gaston, la poétique de la rêverie, PUF, 2010
Chelbourg, Christian, L’imaginaire littéraire, Nathan Université, 2000
Bontemps Vincent, Bachelard et la psychanalyse de la matière noire, Article publié dans Autres Modernités, Université de Milan, 2012.
Bonnardel, Valérie, couleur, cognition et communication, article en ligne université de Winchester, Mars 2016
Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, le petit livre des couleurs….
Le Petit livre des couleurs, Michel Pastoureau, Sciences humaines – Seuil | Editions Seuil
Umberto Eco, La production des signes, Éd. Livre de poche, coll. Biblio-essais, Paris, 1976.
Bouchra BERRADA,
Florilège d’expressions d’origine fassie. Publications du Labo
Ling en collaboration avec l’Action Intégrée,
Edition 2012